C’était un dimanche, et la petite chambre de Maharaj était comble. La plupart des visiteurs étaient des habitués, mais un petit groupe venait d’arriver d’une région reculée du pays. Leur « capitaine » se rendit compte de l’épuisement physique de Maharaj et se résigna à devoir se satisfaire, avec ses compagnons, d’un simple Darshan. Mais Maharaj se redressa dans son lit, tourna directement son regard sur le groupe de nouveaux venus et demanda en souriant s’ils avaient des questions, ajoutant qu’il ne se sentait vraiment pas bien physiquement et qu’il espérait que ces questions seraient judicieuses. Le groupe se consulta brièvement à voix basse, et le « chef » dit avec un grand respect qu’il n’avait qu’une question à poser : Existe-t-il réellement une chose telle que « l’illumination » ? Il ajouta que cette question n’était pas posée avec frivolité, mais s’appuyait sur une longue quête spirituelle. Maharaj sourit et commença à parler, en dépit de l’épuisement nettement visible sur son visage. Il s’assit bien droit et sa voix prit une vigueur inattendue. « Malgré ce que je ne cesse de leur répéter, dit-il, même les visiteurs réguliers semblent incapables d’accepter le fait que la notion d’une nécessité individuelle d’illumination est un pur non-sens. Fondamentalement, seul « Je » existe ; il n’y aucun « moi » ou « vous », à illuminer. Comment un objet phénoménal, qui n’est qu’une apparition, pourrait-il être transformé par « l’illumination » en quelque chose d’autre que ce qu’il est, c’est-à-dire une apparition ? « L’illumination », c’est a-percevoir que tout ce que nous croyons être notre condition normale – celle d’un objet – n’est qu’une condition temporaire, comme une maladie, qui est venue se greffer sur notre état véritable et normal, d’Absolu. On réalise tout à coup que ce qui était considéré « normal », en fait ne l’était pas. Cette aperception entraîne une sorte de réajustement instantané faisant passer d’une existence individuelle, à simplement l’existence en tant que telle ; la volition disparaît et quoi qu’il se produise, cela semble juste et adéquat. On devient témoin de tout ce qu’il se produit, ou plutôt, seul demeure l’action témoin. »
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Ce matin-là, Maharaj reposait dans son lit, manifestement au-delà du mental. Pendant plusieurs minutes, les visiteurs – pas très nombreux, car nous étions en semaine – restèrent assis en silence. Soudain le maître ouvrit les yeux, et dit très doucement qu’il n’y aurait pas d’entretien car il était trop faible pour parler. Mais il nous adressa un sourire bienveillant et ajouta d’une voix ténue : « Si seulement vous pouviez appréhender, profondément et intuitivement, ce que vous étiez avant d’acquérir ce corps-avec-conscience, disons il y a une centaine d’années, vous pourriez voir le monde, même de cette prison physique, sans le sentiment de dualité – sans vous prendre pour ce centre individuel illusoire. La conceptualisation cesserait. »
Puis le maître agita la main pour indiquer que l’entretien était terminé, et les visiteurs se dispersèrent.
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Dimanche 12 juillet 1981 – Comme de coutume ces derniers temps, Maharaj était couché dans son lit, sa fidèle élève et intendante, Anna, lui massant les jambes. Il respirait relativement difficilement, essentiellement par la bouche, et semblait presque complètement endormi. Puis soudain il se démena pour s’asseoir, et on l’aida à se redresser. Reposant lourdement sur les oreillers mis en place derrière son dos, il se mit à parler d’une voix étonnement ferme. « Ce que je veux vous dire est d’une simplicité surprenante, pour peu que cela soit a-perçu. Et l’amusant en est que cela ne peut être a-perçu que si « l’auditeur » est totalement absent ! Alors seul demeure l’a-percevoir et vous êtes cet a-percevoir.
Voilà ce qu’il en est : l’Absolu s’exprime dans la manifestation ; la manifestation prend place au travers de millions de formes ; la conscience fonctionne dans chacune de ces formes, le comportement et le fonctionnement de chaque forme correspondant, sur un plan général, à la nature fondamentale de la catégorie à laquelle appartient ladite forme (plante, insecte, lion ou être humain), et sur un plan particulier, à la nature de la combinaison spécifique des éléments fondamentaux dans chacune de ces formes.
Aucun être humain n’est semblable à un autre (ne serait-ce qu’au niveau des empreintes digitales) car les permutations et combinaisons des millions de nuances des huit aspects (les cinq éléments fondamentaux et les trois Guna) donnent lieu à des milliards de formes, dont aucune n’est exactement semblable à une autre. Des millions de ces formes sont constamment créées et détruites dans le processus de la manifestation.
Une perception claire de ce processus de la manifestation comporte la compréhension que : a) Il n’est en réalité absolument pas question de la moindre identification à une quelconque forme individuelle, car la base même de cette manifestation-spectacle est la durée (de chaque forme) et la durée est un concept de temps ; et b) Notre véritable nature est l’acte-témoin de ce spectacle. Il va sans dire que l’acte-témoin ne peut avoir lieu que tant que se poursuit le spectacle, et le spectacle ne peut se poursuivre que tant qu’il y a conscience. Et qui va comprendre tout ceci ? La conscience, bien sûr, qui s’efforce de chercher sa source et ne la trouve pas, car le chercheur est le cherché. A-percevoir cette vérité constitue la seule (et définitive) libération, et le « joker », dans tout cela, est le fait que même la « libération » constitue un concept ! Maintenant, allez et réfléchissez à cela. »
A l’issue de ces quelques mots, Maharaj était totalement épuisé. Il se rallongea dans son lit. D’une voix faible, il ajouta : « Ce que j’ai dit ce matin est toute la Vérité que chacun a besoin de connaître. »
Ramesh Balsekar, Les Orients de l'être, Ed. du Relié