samedi 24 janvier 2009

Entretien no 78 (Je Suis)


Question : Pouvons-nous vous demander de nous dire de quelle manière vous vous êtes réalisé ?

Maharaj : Dans mon cas, ce fut très simple et très facile. Avant de mourir mon Guru me dit : « Croyez-moi, vous êtes la Réalité Suprême. Ne doutez pas de mes paroles, ne refusez pas de me croire, je vous ai dit la vérité – agissez en conséquence ». Je ne pouvais pas oublier ses paroles et, en n’oubliant pas, je me suis réalisé.

Q : Mais que faisiez-vous réellement ?

M : Rien de particulier. J’ai vécu ma vie, j’ai poursuivi mon commerce et je me suis occupé de ma famille ; chaque instant de liberté, je le passais à me remémorer mon Guru et ses paroles. Il mourut tôt après et je n’avais plus que le souvenir pour me soutenir. Ce fut suffisant.

Q : Cela fut sans doute dû à la grâce et au pouvoir de votre Guru.

M : Ses paroles étaient justes, aussi devinrent-elles vraies. Les paroles justes deviennent toujours vraies. Mon Guru ne fit rien ; ses paroles ont agi parce qu’elles étaient justes. Tout ce que je fis vint de l’intérieur, sans l’avoir demandé ou attendu.

Q : Le Guru mit en marche un processus sans y prendre la moindre part ?

M : Expliquez cela comme vous le voulez. Les choses arrivent comme elles arrivent – qui peut dire pourquoi et comment ? Je ne fis rien délibérément. Tout vint de lui-même – le désir de lâcher prise, d’être seul, de plonger en moi-même.

Q : Vous n’avez fait aucun effort ?

M : Aucun. Croyez moi ou non, je n’étais même pas anxieux de me réaliser. Il me dit uniquement que je suis le Suprême, puis il mourut. Je ne pouvais tout simplement pas ne pas Le croire. Le reste arriva de lui-même. Je découvrais que je changeais – c’est tout. En fait, j’étais étonné. Mais un désir naquit en moi de mettre ses paroles à l’épreuve. J’étais tellement sûr qu’il ne pouvait pas m’avoir menti que je sentais qu’ou bien je réaliserais la pleine signification de Ses paroles, ou que je mourrais. Je me sentais rempli de détermination, mais je ne savais pas quoi faire. Je passais des heures à me souvenir de Lui et à me rappeler sa promesse, je ne discutais pas, simplement, je me remémorais ce qu’il m’avait dit.

Q : Que vous arriva-t-il, alors ? Comment avez-vous su que vous étiez le Suprême ?

M : Personne ne vint me le dire. Pas plus que je ne reçus d’avertissement de l’intérieur. En fait, ce ne fut qu’au début, quand je faisais des efforts, que j’eus des expériences étranges ; de voir des lumières, d’entendre des voix, de rencontrer des dieux et des déesses et de converser avec eux. Dès que le Guru m’eut dit : « Vous êtes la Réalité Suprême », je cessai d’avoir des visions et des extases et je devins très calme et très simple. Je découvris que je désirais et que je connaissais de moins en moins de choses, jusqu’à pouvoir me dire, avec l’étonnement le plus profond : « Je ne sais rien, je ne veux rien ».

Q : Etiez-vous sincèrement libéré du désir et de la connaissance, ou avez-vous incarné un gnani selon l’image que vous en avait donnée votre Guru ?

M : On ne m’avait donné aucune image, et je n’en avais pas. Mon Guru ne m’avait jamais dit à quoi je devais m’attendre.

Q : D’autres choses peuvent encore vous arriver. Etes-vous au terme de votre voyage ?

M : Il n’y a jamais eu de voyage. Je suis tel que j’ai toujours été.

Q : Quelle était cette Réalité Suprême que vous étiez supposé atteindre ?

M : Je n’avais pas été abusé, c’est tout. J’avais l’habitude de créer un monde et de le peupler – je ne le fais plus.

Q : Où vivez-vous donc ?

M : Dans le vide, au-delà de l’être et du non-être, au-delà de la conscience. Le vide est aussi plénitude ; ne me prenez pas en pitié. Je suis comme l’homme qui dit : « J’ai achevé ma tâche, il ne reste plus rien à faire ».

Q : Vous donnez une date précise de votre réalisation. Cela veut dire qu’il se produisit quelque chose pour vous à cette date. Qu’arriva-t-il ?

M : Le mental cessa de produire des phénomènes. La poursuite ancienne et incessante s’arrêta – je ne désirais plus rien, je n’attendais plus rien – je n’acceptais rien comme m’appartenant. Je n’avais plus de « moi » pour faire des efforts en sa faveur. Même le pur « je suis » s’estompa. Je remarquai autre chose, j’avais perdu toutes mes certitudes coutumières. Avant, j’étais sûr de tant de choses, maintenant je ne suis sûr de rien. Mais j’ai le sentiment de n’avoir rien perdu à ne pas savoir parce que tout mon savoir était faux. Ne pas savoir était en soi la connaissance que tout savoir est ignorance, que « Je ne sais pas » est la seule affirmation juste que peut faire le mental. Prenez l’idée « je suis né ». Vous pouvez la croire vraie, elle ne l’est pas. Vous n’êtes jamais né et vous ne mourrez jamais. C’est l’idée qui est né et qui va mourir, pas vous. C’est en vous identifiant à cette idée que vous êtes devenu mortel. Au cinéma tout est lumière, la conscience devient de même l’immensité du monde. Examinez de près, et vous verrez que tous les noms et toutes les formes ne sont que des vagues fugitives sur l’océan de la conscience, que c’est de la seule conscience que l’on peut dire : elle est, pas de ses transformations.

Dans l’immensité de la conscience, une lumière apparaît, un point minuscule qui se meut avec rapidité et trace des formes, des pensées et des sensations, des concepts et des idées comme une plume écrivant sur une feuille de papier. L’encre laisse une trace dans la mémoire. Vous êtes ce point minuscule et par vos mouvements, le monde est perpétuellement recréé. Arrêter de bouger, et il n’y aura plus de monde. Regardez en vous-même et vous vous apercevrez que ce point de lumière est le reflet de l’immensité de la lumière en tant que sens du « je suis ». Il n’y a que la lumière, tout le reste ne fait qu’apparaître.

Q : Connaissez vous cette lumière ? L’avez-vous vue ?

M : Elle apparaît au mental comme l’obscurité. On ne peut la connaître que par ses réflexions. Dans la lumière du jour, on voit tout, sauf la lumière du jour.

Q : Dois-je en déduire que nos « mentals » sont identiques ?

M : Comment serait-ce possible ? Vous avez votre mental privé dont la trame est vos souvenirs qui tiennent ensemble les désirs et les peurs. Je n’ai pas un mental qui serait le mien ; ce que j’ai besoin de savoir, l’univers le dépose devant moi, comme il me fournit la nourriture que je mange.

Q : Connaissez-vous tout ce que vous désirez savoir ?

M : Il n’y a rien que je désire savoir. Mais ce que j’ai besoin de savoir, j’en reçois la connaissance.

Q : Cette connaissance vous vient-elle du dedans, ou la recevez-vous de l’extérieur ?

M : Ici, cela ne veut rien dire. Ce qui m’est intérieur est au-dehors, et ce qui m’est extérieur est au-dedans. Je peux obtenir de vous le savoir dont j’ai besoin à cet instant, mais vous n’êtes pas séparé de moi.

Q : Qu’est ce que turiya, le quatrième état dont nous entendons parler ?

M : Etre le point de lumière qui dessine le monde, c’est turiya. Etre la lumière elle-même, c’est turiyatita. Mais à quoi servent les noms quand la réalité est si proche ?

Q : Dans votre état, y a-t-il progression ? Quand vous comparez ce que vous êtes aujourd’hui à ce que vous étiez hier, vous trouvez-vous changé, faites-vous des progrès ? Votre vision de la réalité croît-elle en amplitude et en profondeur ?

M : La réalité est immuable et cependant en constant mouvement. Elle est dans une rivière puissante – elle coule, mais elle est toujours présente – éternellement. Ce qui coule, ce n’est pas la rivière avec son lit et ses berges, mais son eau. De même, sattva guna, l’harmonie universelle, mène son jeu contre tamas et rajas, les forces des ténèbres et du désespoir. En sattva, il y a toujours changement et progrès, en rajas, changement et régression alors que tamas signifie le chaos. Les trois gunas jouent éternellement l’un contre l’autre – c’est un fait, et on ne peut pas discuter un fait.

Q : Faut-il que tamas me plonge toujours dans la torpeur et rajas dans le désespoir ? Et sattva, qu’est-il ?

M : Sattva est le rayonnement de votre nature authentique. Vous pouvez toujours le trouver au-delà du mental et de ses nombreux mondes. Mais si vous voulez un monde, il faut que vous acceptiez les trois gunas comme étant inséparables – matière, énergie et vie – un en essence, mais séparés en apparence. Ils se mêlent et coulent dans la conscience. Il y a dans le temps et l’espace un courant éternel, naissance et mort, toujours renouvelé : avance, recul, une autre avance et de nouveau, le recul – apparemment sans commencement ni fin. La réalité, elle, est intemporelle, immuable, incorporelle, Pure Conscience non mentale – béatitude.

Q : Je comprends que, selon vous, chaque chose est un état de conscience. Le monde est plein de choses – un grain de sable est une chose, une planète en est une autre. Comment sont-elles reliées à la conscience ?

M : La matière commence là où la conscience s’arrête. Une chose est une forme d’être que nous n’avons pas comprise. Elle ne change pas – elle est toujours la même – elle paraît être là, d’elle même – quelque chose de bizarre et d’étranger. Evidemment, elle est dans chit, la conscience, mais elle paraît lui être extérieure à cause de son immuabilité apparente. Le fondement des choses se trouve dans la mémoire – sans elle, il n’y aurait pas de re-connaissance. Création, réflexion, rejet – Brahma, Vishnu, Shiva – c’est le processus éternel. Toutes les choses sont gouvernées par lui.

Q : Ne peut-on pas y échapper ?

M : Je ne fais rien d’autre que de vous montrer l’issue. Comprenez que le Un inclut les Trois, que vous êtes le Un, et vous serez libérez du déroulement du monde.

Q : Mais alors, qu’arrive-t-il à ma conscience ?

M : Après l’étape de la création vient celle de l’examen et de la réflexion, puis pour finir, celle du renoncement et de l’oubli. La conscience demeure, mais dans un état latent, tranquille.

Q : L’état d’identité subsiste-t-il ?

M : L’état d’identité est inhérent à la réalité et il ne s’efface jamais. Mais l’identité n’est ni la personnalité impermanente (vyakti), ni l’individualité liée au karma (vyakta). C’est ce qui reste quand toute auto-identification est abandonnée parce que perçue comme fausse – la Pure Conscience, la sensation d’être tout ce qui est ou pourrait être. La conscience est pure au début, et pure à la fin ; dans l’intervalle, elle est contaminée par l’imagination qui est la source de la création. A tous les instants, la conscience demeure la même ; la connaître telle quelle est, identique à elle même qu’elle soit pure, ou voilée, c’est la réalisation et la paix intemporelle.

Q : Le sentiment « je suis » est-il réel ou irréel ?

M : Les deux à la fois. Il est irréel quand vous dites : « Je suis ceci, je suis cela », il est réel quand vous dites : « Je ne suis pas ceci, je ne suis pas cela ». Celui qui connaît va et vient avec ce qui est connu, et il est transitoire ; mais celui qui sait qu’il ne sait pas, qui est vide de mémoire et d’anticipation, est intemporel.

Q : Est-ce que le « je suis » est le témoin, ou sont-ils distincts ?

M : Sans l’un, l’autre ne peut pas exister. Cependant, ils ne sont pas un. C’est comme la fleur et sa couleur. Sans fleur, pas de couleurs ; sans couleurs, la fleur ne peut être vue. Au-delà est la lumière qui, par son contact avec la fleur, crée les couleurs. Réalisez que votre véritable nature est uniquement celle de la lumière pure, et que ce qui est perçu, comme celui qui perçoit, apparaissent et disparaissent tous deux ensemble. Ce qui les rend possibles, et qui n’est, cependant, ni l’un ni l’autre, est votre être réel, ce qui signifie ne pas être ceci ou cela, mais être la Pure Conscience de l’être et du non-être. Quand la Conscience se tourne vers elle-même, le sentiment éprouvé est celui de ne pas connaître ; quand elle est tournée vers l’extérieur, le connaissable vient à l’existence. Dire : « Je me connais » est une contradiction dans les termes car ce qui est « connu » ne peut pas être « moi-même ».

Q : Si le soi est à jamais inconnu, qu’est-ce qui se réalise dans la réalisation du soi ?

M : C’est une libération suffisante que de savoir que le connu ne peut pas être moi, ni à moi. La libération de l’auto-identification à un ensemble de souvenirs et d’habitudes, la stupeur devant l’étendue infinie de l’être, devant sa créativité inépuisable et devant sa transcendance absolue, l’absence totale de peur née de la réalisation de la nature illusoire et transitoire de tous les modes de la conscience, coule d’une source profonde et inépuisable. La réalisation de soi, c’est connaître la source comme source et l’apparence comme apparence, et se connaître soi-même comme source uniquement.

Q : De quel côté est le témoin ? Est-il réel ou irréel ?

M : Personne ne peut dire : « Je suis le témoin ». Le « je suis » est toujours vu. L’état de Pure Conscience détachée, c’est la conscience-témoin, le « mental-miroir ». Le témoin naît et disparaît avec son objet, aussi n’est-il pas tout à fait réel. Quel que soit son objet, il est toujours le même, il est donc aussi réel. Il participe à la fois du réel et de l’irréel, il constitue par conséquent un pont entre les deux.

Q : Si tout n’arrive qu’au « je suis », si le « je suis » est le connu, le connaissant et la connaissance, que fait le témoin, à quoi sert-il ?

M : Il ne fait rien et il ne sert à rien.

Q : Alors pourquoi en parler ?

M : Parce qu’il est là. Le pont n’a qu’un seul usage – permettre de traverser. Vous ne construisez pas la maison sur un pont. Le « je suis » regarde les choses, le témoin voit à travers. Il les voit telles qu’elles sont, irréelles et transitoires. Le travail du témoin, c’est de dire : « pas moi, pas à moi ».

Q : Le non-manifesté (nirguna) est-il représenté par le manifesté (saguna) ?

M : Le non-manifesté n’est pas représenté. Rien de ce qui est manifesté ne peut représenter le non-manifesté.

Q : Alors pourquoi en parlez-vous ?

M : Parce que c’est mon lieu de naissance.


Extrait de « Je Suis », Edition des Deux Océans, 1982


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